La justice et l’État de droit, pierres angulaires de la sécurité en Afrique

Intégrer aux mesures habituelles de prévention des conflits des initiatives relevant du domaine judiciaire pourrait atténuer les conflits, améliorer la résilience de la population et contribuer à étoffer la culture de l’État de droit.


The Supreme Court building in Nairobi, Kenya

Bâtiment de la Cour suprême à Nairobi, au Kenya. (Photo : Maya Gainer)

Les groupes extrémistes violents ont étendu leur influence dans certaines parties du Sahel au cours de ces dernières années et l’une de leurs stratégies a été d’exploiter le mécontentement de la population à propos de l’accès à la justice. C’est un message qui porte. Les violations des droits humains imputables aux acteurs de la sécurité civile et le sentiment d’être traité injustement par les pouvoirs publics sont déterminants dans la décision de certains de rejoindre les groupes extrémistes violents dans le Sahel, le Bassin du Lac Tchad et la Corne de l’Afrique.

Certaines zones d’Afrique ont également été le théâtre d’affrontements de plus en plus violents entre agriculteurs et éleveurs ces dernières années. Ces conflits, qui s’expliquent par l’effet conjugué de la croissance démographique et de la course aux terres, dans un contexte de changement climatique, naissent de revendications concurrentes sur des terrains.

Dans les décennies à venir, plus de 80 % de la croissance démographique en Afrique devrait être absorbée par les villes. Cette situation a contribué au développement rapide de bidonvilles dans de nombreuses zones urbaines du continent. La part grandissante de la population urbaine vivant dans des bidonvilles en Afrique constitue un signal d’alarme qui appelle à protéger les libertés publiques et les droits de propriété des citoyens concernés. Il faut notamment les prémunir contre les méthodes musclées, voire abusives, qu’ils subissent de la part de la police sous le prétexte de lutter contre le crime et la violence. Le mouvement social #EndSARS né au Nigeria avait pour motif premier d’exiger de la police le respect de la loi.

« La multiplication des mouvements de jeunesse en Afrique et l’exacerbation de leur militantisme s’expliquent principalement par une quête de justice ».

La multiplication des mouvements de jeunesse en Afrique et l’exacerbation de leur militantisme s’expliquent principalement par une quête de justice (médiation des conflits locaux, mise en cause des présidents ne respectant pas les limites de durée des mandats et promotion de l’engagement citoyen).

Ces exemples soulignent le rôle indispensable, quoique souvent négligé, des institutions judiciaires en matière de sécurité en Afrique. L’incapacité à faire respecter la loi ne génère pas seulement de l’insécurité, elle ouvre également la porte à d’autres formes de criminalité systémique, souvent d’ailleurs avec la complicité des pouvoirs publics.

Les exemples ne manquent pas, et de récentes affaires, très médiatisées, ont notamment démontré l’implication de diplomates et d’acteurs de la sécurité tchadiens dans des trafics de drogues internationaux, la collusion entre des élus de la République centrafricaine et des réseaux de trafics illicites, ou encore l’exploitation par des représentants mozambicains de réseaux criminels internationaux utilisant les vastes ressources naturelles du pays.

L’indice ENACT de la criminalité organisée (ENACT Organized Crime Index) montre que les élus de haut rang, main dans la main avec des réseaux criminels, facilitent grandement le crime organisé et ce d’autant plus que les garde-fous sont insuffisants au sein du gouvernement. Lorsque la loi est régulièrement bafouée et que la transparence et la responsabilité des institutions sont faibles, les autorités gouvernementales ont peu à craindre malgré leur collusion avec les agents du crime.

L’Agenda 2063 de l’Union africaine évoque trois piliers nécessaires à la paix et à l’absence de conflits sur le continent : la justice, l’État de droit et les droits humains. Toutefois, les acteurs africains de la sécurité ne sont pas toujours portés à intégrer la justice et l’État de droit dans leurs approches. Cette déficience limite non seulement la capacité des élus à atténuer les menaces, mais elle entrave également la capacité du pouvoir judiciaire à y remédier d’une manière perçue comme équitable, tout cela au détriment de la légitimité du pouvoir politique auprès du peuple.

En théorie, la perception que nous avons des institutions judiciaires est englobée dans notre vision des acteurs de la sécurité. Les défis les plus importants résident dans la pratique : comment les acteurs de la sécurité peuvent-ils recourir à la justice et à l’État de droit pour comprendre en amont les problèmes de sécurité ? De la même manière, comment peuvent-ils trouver des solutions contenant les ferments grâce auxquels la règle de droit contribue à la résilience d’une société ?

Approches aux échelons régionaux et nationaux

Pour lutter contre les menaces transfrontalières, certains pays ont créé des organes de coordination afin d’harmoniser la stratégie entre les secteurs de la sécurité et de la justice. Ces institutions, créées sous la forme d’unités spéciales, rassemblent à l’occasion de leur déploiement des militaires, des policiers et des gendarmes qui ont pour mission de lutter contre le terrorisme ou le crime organisé transnational. D’autres réunissent des procureurs et des juges d’instruction travaillant sur une même affaire. Dans d’autres encore, des comités multi-ministeriels se concentrent sur des tendances ou des incidents particuliers.

« Certains pays ont créé des organes de coordination afin d’harmoniser la stratégie entre les secteurs de la sécurité et de la justice ».

On peut citer à ce titre le Niger, où le ministre de la Justice a mis en place en 2018 un comité de coordination en matière de lutte contre le terrorisme et le crime organisé transnational. Ce comité réunit au sein d’unités spéciales des enquêteurs et des juges ainsi que des responsables des forces armées, de la garde nationale, de la gendarmerie et des renseignements. Lors de la création de ce comité, les militaires aux prises avec les actions terroristes menées dans la région de Diffa et de Liptako-Gourma se retrouvaient souvent seuls, sans l’aide de la gendarmerie prévôtale ou de la police judiciaire militaire. Le comité s’est attelé à pallier cette lacune, à renforcer les procédures et à instiller dans ce secteur de la sécurité le respect des principes des droits humains lors des arrestations, des gardes à vue, des enquêtes et des transferts de personnes suspectées d’actes terroristes. La priorité était accordée à ces questions en raison de leur incidence sur la capacité des procureurs à bien ficeler les dossiers contre ces suspects. La réponse du gouvernement à l’égard de l’extrémisme violent, qui passe par cette coordination accrue, ne suffira certes pas à apaiser les craintes qui règnent quant à l’État de droit, mais la genèse de ce comité constitue un bon point de départ qui devrait aligner la sécurité sur les garanties d’un procès équitable. Ces mesures à leur tour pourront faire taire les discours des groupes extrémistes violents  affirmant que les gouvernements faillissent à faire ne respecter l’État de droit.

Les institutions judiciaires ont également un rôle essentiel à jouer dans les réponses à apporter, au-delà des frontières, aux problèmes de sécurité. Les pays d’Afrique australe organisent des commissions communes permanentes qui réunissent des responsables de la sécurité afin d’élaborer des stratégies autour de problèmes transnationaux tels que le terrorisme, la traite des êtres humains mais aussi la criminalité liée à la faune et à la flore. Toutes ces questions entretiennent un lien très étroit avec le concept de primauté du droit. Pour que les systèmes judiciaires nationaux puissent résoudre ces problèmes, il faudra promouvoir entraide judiciaire et coopération bilatérale en matière d’extradition ou d’application des lois. Ces questions retentissent également sur les droits fondamentaux et sur les droits économiques et sociaux des populations vulnérables. Consciente de ces liens, la Communauté de développement d’Afrique australe a associé des représentants de la justice, des forces de l’ordre, des renseignements et de l’environnement à certaines de ses réunions entre responsables de la défense et de la sécurité.

Zambia and South Africa joint cooperation commission

Les ministres des Affaires étrangères de Zambie et d’Afrique du Sud lors de l’inauguration de la Joint Commission for Cooperation entre les deux pays.
(Photo : Zambia High Commission)

La communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, les États d’Afrique centrale et la Commission du Golfe de Guinée ont adopté des mesures afin de renforcer les fondements juridiques de leur Centre interrégional de coordination pour la sûreté et la sécurité maritime. L’architecture de Yaoundé de 2013 comporte un Code de conduite, la Déclaration des chefs d’État et de gouvernement et le Mémorandum d’entente ayant débouché sur la création d’un centre interrégional de coordination. Ses piliers stratégiques sont le partage d’informations, l’harmonisation de la législation et de la formation mais aussi la reconnaissance des fondations judiciaires de la coopération internationale pour la sécurité maritime. Comme le montrent les activités du Golfe de Guinée, la lutte contre la criminalité maritime est facilitée par l’existence de fondations juridiques, notamment pour fonder le droit de poursuite.

Le Réseau d’Autorités Centrales et de Procureurs d’Afrique de l’Ouest (WACAP), résultat d’une initiative de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime, souligne que les réponses des pouvoirs publics aux problèmes de sécurité supposent la volonté des autorités judiciaires de faciliter la coopération. L’entraide judiciaire et les extraditions peuvent certes favoriser les enquêtes et les poursuites contre le terrorisme et la criminalité transnationale organisée, mais les requêtes afférentes doivent passer par les voies officielles et suivre des processus souvent longs, onéreux et opaques. En formant les procureurs et en soutenant la création d’autorités centralisées chargées de gérer la coopération judiciaire à l’international, WACAP a alimenté un réseau de magistrats qui entretiennent des relations de confiance et qui communiquent en dehors des structures officielles. Plusieurs membres de WACAP se sont servis de ces liens informels pour résoudre des problèmes. Le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire ont pu utiliser à bon escient cet outil après les attentats qui ont frappé Ouagadougou et Grand-Bassam en 2016. Les échanges informels entre les différents interlocuteurs de WACAP et leurs homologues après le premier attentat ont permis d’arrêter une personne grâce à des informations sur les complices des assaillants.

Approches communautaires

Les innovations en matière de justice et d’État de droit sont également essentielles à la paix et à la stabilité au plan local. Il en va du niveau de confiance existant entre les acteurs de la sécurité et la population locale. Un climat de méfiance à l’égard des forces de l’ordre peut résulter d’antécédents de violences, d’un sentiment de corruption des institutions et d’une frustration liée à la mollesse des réponses face à la criminalité. Le rétablissement de la confiance populaire à l’égard du secteur de la sécurité dépendra de la capacité à nouer des relations respectueuses des droits des citoyens que le gouvernement a pour mission de servir.

Plusieurs projets mis en œuvre au Sahel et en Afrique de l’Est ont eu pour vocation d’infuser ces aspects de la primauté du droit dans le travail local des forces de l’ordre. À Saaba, au Burkina Faso, les citoyens, les représentants de l’administration locale, les agents de la force publique et les agents de services de sécurité non-étatiques ont organisé une série de Dialogues sur la justice et la sécurité (Justice and Security Dialogues (JSDs). Ces dialogues ont placé autour d’une même table diverses parties prenantes, y compris des femmes et des jeunes, aux points de vue différents quant à la manière de renforcer la résilience aux menaces. Des citoyens victimes de mauvais traitements ou otages des tensions entre les différents acteurs de la sécurité pouvaient enfin exprimer leurs inquiétudes. La police et les milices des koglweogo ont également pu aborder leur possible coopération en matière de lutte contre la criminalité. Ces dialogues ont pu améliorer les relations entre les populations locales et les forces de l’ordre. La police locale s’est notamment montrée plus encline à associer les koglweogo à leurs enquêtes criminelles, dès lors qu’ils ramenaient les suspects à la police plutôt que de faire justice eux-mêmes.

A Justice and Security Dialogue (JSD) in Saaba, Burkina Faso.

Dialogue sur la justice et la sécurité à Saaba, au Burkina Faso. (image : capture d’écran/USIP)

Les programmes de sécurité aux frontières ont également visé le rétablissement de la confiance par le dialogue dans le triangle de Mandera (Kenya-Somalie), la sous-région de Karamoja (Kenya-Ouganda) et la région sahélienne du Liptako-Gourma. Les dialogues étaient organisés après des consultations approfondies d’élus et de représentants locaux sur la sécurité transfrontalière et sur la formation des forces de l’ordre et des acteurs de la société civile à la gestion des conflits, aux actions de sensibilisation et à la médiation. En réunissant des personnes à l’intérieur et au-delà des frontières selon des zones d’intérêt, ces dialogues ont eu pour but de résoudre les problèmes de sécurité tels que l’extrémisme violent, le vol de bétail, la prolifération des armes légères et de petit calibre mais aussi les trafics. Les programmes se basent sur des personnes ordinaires et des approches populaires propres à forger des liens plus constructifs entre forces de l’ordre et population locale, pour une meilleure prévention des menaces permanentes.

Les institutions judiciaires, pour peu qu’elles soient soutenues par des groupes de défense et des mécanismes alternatifs de résolution des conflits, peuvent également apaiser des mécontentements autrement susceptibles de dégénérer en conflits, en violence ou en instabilité. Les citoyens disposent ainsi pour résoudre leurs problèmes de diverses options de résolution des conflits, dont ils comprennent les avantages et les limites. Les programmes d’autonomisation juridique qui ont vu le jour en République centrafricaine (RCA), en République démocratique du Congo (RDC) et en Sierra Leone ont appliqué de manière créative cette théorie du changement. En RCA, des assistants juridiques ont fait connaître au niveau local les tribunaux ainsi que d’autres systèmes de médiation à des personnes victimes d’atteintes à leur sécurité, dans le cadre de conflits fonciers, de litiges financiers, voire crimes violents tels que les assassinats et les viols. Les réseaux de cliniques d’aide juridique fournissent des informations sur les différentes options judiciaires et accompagnent les personnes concernées tout au long du processus judiciaire.

« La justice et l’État de droit sont le gage d’un développement et d’une gouvernance propres à garantir la sécurité pour tous ».

Les autres projets d’implantation de nouveaux tribunaux itinérants dans des provinces dépourvues d’infrastructures judiciaires par suite de conflits ont permis au tribunal de Bangassou, en RCA, de tenir sa première audience depuis 2013. Les cours itinérantes sont également intervenues auprès de personnes ayant survécu à des violences sexuelles en temps de guerre en RDC, et ces initiatives d’autonomisation lancées par des groupes locaux de la société civile et des partenaires internationaux ont amélioré la sécurité de la population en facilitant les poursuites contre les militaires et les civils coupables de viols en temps de guerre. Un autre travail essentiel effectué par les assistants juridiques en Sierra Leone et au Liberia montre l’importance de l’autonomie juridique dans le rétablissement de la paix après la guerre.

L’autonomisation juridique contribue à la sécurité des citoyens par d’autres aspects pratiques. Par exemple, il est nécessaire que les habitants soient munis d’une pièce d’identité juridiquement valable pour exercer leurs droits civiques et politiques, se marier, acquérir une propriété ou avoir accès à certains services publics. Les personnes politiquement ou économiquement marginalisées peuvent éprouver plus de difficultés à obtenir du système judiciaire civil et administratif les documents demandés, ce qui risque de renforcer leur exclusion et d’éroder leur aptitude à surmonter l’adversité. En Mauritanie et au Mali, des réfugiés rapatriés et des survivants descendants d’anciens esclaves qui font face à de tels problèmes ont pu bénéficier de ces programmes d’autonomisation juridique. Au Bénin, où la faiblesse du gouvernement dans les zones frontalières expose la population à davantage de menaces, la fourniture de documents d’identité officiels a donné lieu à un effort multisectoriel dont le but est d’accroître la confiance populaire dans le gouvernement et le sentiment d’appartenance à une nation.

Harmoniser justice et sécurité

La justice et l’État de droit sont le gage d’un développement et d’une gouvernance propres à garantir la sécurité pour tous. Les institutions judiciaires constituent par conséquent un maillon important, quoique souvent négligé, du secteur de la sécurité. Les autorités judiciaires doivent s’efforcer de comprendre les défis auxquels font face les acteurs de la sécurité. Ces mêmes acteurs doivent dans le même temps garantir que leur travail est au service du peuple, qu’il est respectueux de ses droits et qu’il cherche à s’attaquer aux facteurs d’insécurité qui découlent d’un manque de respect à l’État de droit. Il convient que les militaires, les autorités judiciaires et les acteurs du renseignement intègrent cette notion de primauté du droit à leurs stratégies, structures, processus et opérations courantes.

La défense de la sécurité des citoyens ne dépend pas seulement de la coordination entre les institutions officielles de la sécurité et de la justice. Il faut que les services de sécurité trouvent des moyens informels de nature à rétablir la confiance, la légitimité, mais aussi le respect mutuel avec les citoyens sur le terrain. Pour renforcer la sécurité à tous les échelons, il faudra que les réponses apportées aux problèmes de sécurité africains intègrent les différentes facettes de la justice et de l’État de droit. L’avenir de la sécurité en Afrique en dépendra.


Ressources complémentaires